Kei III, un livre de chef

Contrairement à ce que l’on pourrait croire, Kei III ne signifie pas “Kei et sa troisième étoile Michelin” mais le troisième volume des livres du chef Kei Kobayashi. Je n’ai pas la place de vous raconter ici notre rencontre, ses doutes, ses ambitions, sa progression. Kei est simplement le seul chef avec lequel j’ai co-signé trois livres de chef : “Kei” en 2015, “Kei II” en 2019 et “Kei III”, le dernier, sorti en novembre 2022.

J’aime à penser que ces trois tomes sont les meilleurs témoins de la confiance et de l’amitié dont il m’honore.

Pages 46-47 Oursin violet, tomates

Le livre de chef

Le “livre de chef” n’est pas un véritable livre de cuisine. Beau livre onéreux, il est l’objet cadeau par excellence, illustré de belles photos et d’une fabrication luxueuse. S’il y figure généralement des recettes, personne n’imagine les réaliser chez soi (quoiqu’il y ait toujours des forcenés qui relèvent le défi et y arrivent tellement bien que l’on se demande pourquoi le Michelin ne récompense pas ces avocats, comptables, fonctionnaires…) car elles exigent des produits d’une qualité inaccessible au commun des mortels, une technicité doublée d’une brigade sérieuse, un matériel professionnel même si, en théorie, tout est possible avec un frigo et une casserole.

Pages 238-239 Croquette d’araignée

La partie recettes d’un livre de chef ennuie tout le monde – à commencer par le chef lui-même. Les chefs cuisiniers ne sont pas des gens qui aiment mesurer, peser, chronométrer. S’ils cuisinent, c’est pour 10, 20, 30 personnes. Pas pour 4. Alors quand on leur demande des recettes publiables, pour 2 ou 4 ou 6 grand maximum, et compréhensibles, leur motivation littéraire fond comme neige au soleil.

Les recettes

Pour vous donner un exemple, voici une recette de chef que j’ai reçu un jour.

Effiloché de canard, praliné, pignon de pin.
Betterave:
Étuver en tube
Purée
Cercler
Sécher. Faire une poudre.
Trancher. Faire les raviolis avec l’effiloché.
Étuver les chioggia.
Pour les figues noires.
Snacker les figues. Laquer.
Cuire au sel. Huile d’olive.

Le praliné? Les pignons de pin? Remplacés par des betteraves? Et le canard qui s’est effiloché tout seul? Mystère.

L’exemple est extrême (mais vrai!). Heureusement, les recettes ne sont pas toujours aussi laconiques. Certains chefs rendent des recettes assez complètes mais quand on demande à vérifier le temps et la température de cuisson, ils répondent par une avalanche de détails qui prennent trop de place sur la page « 2 minutes à 82.5°C, 3 minutes à 85°C, repos 5 minutes, 10 minutes à 50°C, repos 10 minutes, au frais une nuit…» ou par un cri d’énervement « mais on s’en fout! » ou d’un haussement d’épaules fatigué « ben… ça dépend ». Ou sont soudainement inscrits aux abonnés absents. Il y en a même un qui m’a répondu « c’est comme tu veux, vraiment » avec un sourire tout mignon empli de l’espoir que je le laisse en paix.

Dans les livres que j’ai signés, il y avait toujours une personne dédiée à la rédaction des recettes. À elle le travail fastidieux de harceler le chef. À elle aussi d’imaginer compléter les trous. Et enfin, de vérifier les poids, les mesures, les temps de cuisson… Cela demande de la patience et de la rigueur.

Pages 232-233 Recettes

Alors qu’est-ce qu’un “livre de chef”? La distinction est simple. Typiquement, un livre que l’on appelle “grand public” dans le jargon éditorial est un recueil de recettes réalisables, un livre pratique dont le titre sera générique, comme “Éclairs”, “Petits Gâteaux”, “La cuisine anti-gaspi”. Alors qu’un livre de chef arborera le nom du chef ou de son restaurant “Racine – un Japonais à Reims”, “Jérôme Banctel – La Réserve Paris”. Il y a une sorte de règle non dite qui stipule que le premier livre d’un chef sera un “livre de chef”. Mais le deuxième et les suivants seront “grand public”.

Sauf Kei, qui en sortit trois.

Chihiro Masui, autrice

« Mais toi tu fais quoi, alors, si tu ne t’occupes même pas des recettes ? » me demande-t-on régulièrement. Mais plein de choses ! À commencer par la présentation du projet car j’ai la chance de pouvoir choisir et proposer les sujets sans attendre qu’un éditeur vienne me chercher. Je ne travaille pas avec les chefs dont je n’aime pas la personnalité et la cuisine. Ce serait impossible car il faut une grande confiance mutuelle.

Cela se passe généralement assez vite. Un repas, un deuxième, une conversation polie, et l’envie de raconter un chef, de lui donner une forme dans cet objet dur, lourd et rectangulaire qu’est un livre, me prend. J’ai la chance d’être soutenue par des éditrices (le milieu est majoritairement féminin) compétentes, douées, et qui aiment profondément le livre. Ce serait impossible sinon. Le métier est ingrat.

L’éditrice est la pierre sur laquelle repose tout l’édifice. Sans ce pilier vers lequel je sais que je peux lancer toutes mes questions et mes doutes, aucun de mes livres n’aurait vu le jour.

Une fois le projet accepté, je réfléchis à la structure du livre. Concrètement, à son chapitrage, qui est le squelette sur lequel on mettra la chair et les nerfs.

Les anciens livres de cuisine s’articulaient autour des saisons, des types de plats ou de leur position dans le menu: printemps – été – automne – hiver; entrée froide – chaude – poissons – viandes – desserts; hors d’œuvres – entremets – rôtis… Aujourd’hui, nous essayons d’éviter un chapitrage trop classique car la cuisine a profondément changé et ne rentre plus dans ces moules.

Pages 72-73 Soupe de pêches

Du Kei au Kei III

Quand j’ai vu les photos du premier Kei, sorti en 2014, ce sont les couleurs presque primaires qui m’ont frappée, tant elles étaient lumineuses et nettes. Alors j’ai demandé à la graphiste de classer les photos de manière totalement visuelle. Rouge, vert, brun, rose, orange… pas de bleu, car c’est une couleur qui ne se mange pas. « Mais je ne sais pas ce que c’est dans l’assiette ? » avait-elle dit. « Mais justement ! Je voudrais que tu les choisisses en fonction de la couleur qui, pour toi, ressort le plus de chaque plat. On les reclassera après pour que ce ne soit pas choquant d’un point de vue gustatif ». C’est ainsi que nous avons sorti un livre incompréhensible divisé en couleurs, presque sans texte. Mais qui a beaucoup plu.

Le point de départ du Kei III a été tout le contraire du premier. C’est un hasard si la sortie des trois livres de Kei a coïncidé avec ses étoiles Michelin car nous avions déjà commencé le Kei III avant la troisième étoile et imaginé un livre, plus mature et posé, moins “rentre dedans” plus cérébral et moins visuel. Le chef n’était plus un jeune cuisinier japonais plein de talent et d’ambition. Il était devenu un quadragénaire établi sur le marché de Paris, respecté et admiré dans le monde comme un grand chef de la cuisine française d’aujourd’hui, dépassant largement le moule du cuisinier apatride dont on se demandait s’il cuisinait japonais. Une rétrospective sur 30 ans de métier dans lequel Kei souhaitait exprimer sa philosophie de la cuisine et rendre hommage à ses mentors. Ainsi, si le livre revêt de grandes images fortes, en nombre il y en a nettement moins que dans les ouvrages précédents.

Pages 156-157 Oreiller de la Belle Aurore

La structure du livre

Ce livre est resté longtemps sans structure. Nous avons d’abord pensé à un chapitrage basé sur les mentors de Kei : les deux chefs japonais qui lui ont donné l’envie forte de découvrir la source, c’est-à-dire la France ; Gilles Goujon ; Christophe Moret ; Jean-François Piège ; Alain Ducasse. Puis nous sommes partis sur un concept de saisons, mais ça sentait le réchauffé. Nous avons mis plusieurs mois à trouver une formule qui nous satisfaisait (car il faut aussi et surtout que l’éditrice approuve). Après avoir rédigé certains des textes dont il ressortait un fil de pensée assez clair, j’ai choisi un chapitrage “d’impressions”. Sans sens logique, même s’il y en a un. C’est juste qu’il est un peu mystérieux au premier abord…

Voici les chapitres du Kei III :

Tomatl en nahuatl – la tomate originelle d’Amérique, pour la forte présence de tomate dans ce chapitre.

Au combat amoureux – pour les artichauts, réputés aphrodisiaques au Moyen-âge.

Contes de la bécasse – pour la bécasse et sa chasse, décrite par Maupassant.

Le ventre de Paris – pour les produits comme l’oreille de cochon qui rappellent la profusion des aliments crus dans ce roman de Zola.

Le blé en herbe – pour l’asperge et le sakura, la jeunesse du premier printemps qui rappelle ce roman de Colette.

Le rouge et le vert – clin d’œil à Stendhal dans ce chapitre qui commence par le Jardin de légumes.

Le commencement – forcément, les recettes de base !

Page 76-77 Ouverture du chapitre “Au combat amoureux”

Illustrations

Les livres de chef de cuisine sont toujours des livres illustrés. La mode est au papier offset (celui qui est mat, dont les photos ne brillent pas) mais je préfère le papier couché semi-mat, qui ne brille pas autant que le papier couché brillant tout en donnant un rendu piqué et des couleurs vives. Car tout le processus de création et de fabrication d’un livre se fait aujourd’hui évidemment sur écran. Nous sommes donc habitués à voir les photos éclairés par le back light de l’ordinateur qui apporte clarté, brillance et beaucoup de lumière à n’importe quelle photo. C’est en partie la raison pour laquelle les photos sur Instagram sont trompeuses. Imprimées, elles n’ont pas du tout le même rendu et justifie le travail photographique professionnel versus celui de l’amateur qui ne maitrise pas la différence entre le rendu écran et papier.

C’est pourquoi nous sommes toujours un peu déçus à la réception du livre fini. Le papier, même le couché, boit toujours l’encre. C’est bien pire avec un papier offset (imaginez éponger une sauce avec un Sopalin ou un papier cadeau doré, voyez-vous la différence ?) mais quel que soit le papier, les photos dans un livre sont plus ternes que sur l’écran.

Je travaille avec mon compère Richard Haughton depuis le siècle dernier. Quand nous avons commencé, il prenait encore des polaroids de test avant de shooter les photos définitives. Car à l’époque de l’argentique, chaque photo devait être développée en laboratoire puisque nous travaillions essentiellement avec des diapositives. Cela représentait un coût non négligeable sans compter qu’il y avait toujours le risque de devoir refaire un shooting – chose peu aisée quand il s’agit de cuisine. Si on rate la saison de la truffe, du gibier, de la morille, de la fraise des bois, de l’asperge… Il faut attendre l’année prochaine !

Pages 164-165 Sapin chocolat

L’avantage du digital

Plus aujourd’hui. Le digital nous permet de photographier autant de prises que nous voulons. C’est crucial en cuisine, quand les sauces figent, les glaces fondent, les crèmes s’affaissent. Le photographe n’a pas le temps de fignoler une fois le plat posé devant lui.

Que fais-je alors si c’est le photographe qui fait tout ? Pas grand-chose à part être là… Richard demande toujours que je sois présente aux shootings. Cela se passe mieux, dit-il. Surtout parce qu’il y a des reprises. Ce qu’apporte le chef n’est pas toujours très heureux une fois vu à travers l’objectif. L’œil nu et l’objectif ne voient pas les choses de la même façon. Et l’objectif révèle souvent de menus détails comme un tout petit poil dans un coin, une viande rosée qui jure sur une assiette bleue, un gratin de pommes de terre trop gros à côté d’une sardine.

Alors Richard me dit « Viens voir » et me tend son Canon. « Tu vois ça? » « Ah oui ». Et me voilà partie en cuisine…. « Chef ! Il faut changer l’assiette ! » « Chef ! Les patates sont trop grosses ! » « Chef ! La sauce a déjà figé ! »…

Après le shooting, nous regardons tous les trois les photos sur le Mac de Richard. Le chef voit ce qui va, ce qui ne va pas, ce qu’il aime, ce qu’il n’aime pas. Souvent toute la brigade est là, car ils sont très curieux de voir ce que cela donne en photo. On parle toujours du chef, mais chaque membre de la brigade est fier de son travail, et la photo permet de concrétiser cette fierté.

Richard retouchera les photos sur Photoshop. Car c’est un as de Photoshop. Il maitrise non seulement la retouche – colorimétrie, nettoyage – mais il a le sens artistique qui permet la création à partir des photos.

Ce livre en est le parfait exemple. Vous voyez que les photos ne sont pas “réelles” mais des compositions. Une fois d’accord avec le chef pour procéder ainsi, Richard a fait ses patchwork de photos. C’est un travail de titan, des heures et des jours entiers. Puis il me les envoie, nous en discutons sur Whatsapp (il habite à Londres), puis je les transmets au chef pour validation ou modification.

Les images du Kei III ne seraient pas possible sans le digital. Mais même le digital ne peut pas remplacer la réalité. Si les plats ne sont pas beaux, le photographe ne peut rien. Rien, que ce soit la lumière, les fonds, la vaisselle, Photoshop, ne peut rendre beau un plat moche. Et un plat moche est à 99% un plat qui n’est pas bon. Aussi étrange que cela puisse paraître, le goût se voit.

Le design

D’habitude dans toute l’édition culinaire, les textes sont écrits avant les séances photo. Mais je ne sais pas écrire sans images. Mes idées sont frustrées sans visuel et changent devant l’image. Elles ont besoin non seulement l’image mais aussi du design.

Cela fait plus de dix ans que nous travaillons avec Ximena Riveros, la graphiste. Une fois que nous avons quelques photos, je les lui envoie. Elle me pose toujours la même question. « Tu veux faire un livre classique ou un livre moderne? ».

En réalité, je voudrais toujours un livre classique. Un livre classique est un livre dont la typo est sérif, comme ce texte, comme le Times New Roman. Ximena n’utilise pas des typos courantes. Pour chaque livre, elle choisit et achète une nouvelle typo. C’est la règle.

Un livre classique est un livre dont les textes sont justifiés, d’une taille “normale”, de longueurs normales… Mais Ximena est comme tout créateur. Elle ne veut jamais répéter la même chose. Alors elle essaie de me convaincre d’adopter une mise en page avec tout le texte sur un côté. Ou tout en bas. Ou énorme. Ou tout petit.

Je suis toujours surprise par le résultat. Quand je ne suis pas convaincue par une mise en page – le titre est trop haut, le texte est trop sur le côté, la typo est trop ronde – Ximena imprime quelques pages. Et elle sait ce que je vais dire. « Ahhhh ! Mais tu as raison. C’est vachement beau ! »

La plupart du temps, je suis séduite par le design une fois que je le vois imprimé mais jamais avant.

Ce n’est qu’après avoir vu quelques pages que je me mets enfin à mon vrai travail d’écriture. Cela fait rager les éditeurs car non seulement c’est complètement à l’envers, mais en plus je suis toujours terriblement en retard ET change tout au dernier moment. Mais je ne sais pas travailler autrement.

Procurer du rêve

Pour le reste de mon travail… Il consiste non pas à rédiger des recettes que je ne saurais pas faire, mais à transmettre l’expérience de la dégustation, qui comprend le service, la vaisselle, l’ambiance et bien sûr la cuisine, à destination des personnes qui ne pourront jamais les vivre “en vrai”.

Mettre des mots simples et abordables sur la pensée du chef, sa cuisine, ses ambitions et ses désirs. Écrire les textes courants : une introduction qui résume le propos du livre, le parcours du chef, anecdotes ou biographie. Des dialogues avec le chef. Des “textes de dégustation” qui ont pour but d’assoir le lecteur à ma place. Car la majorité des lecteurs ne s’assiéront jamais à une table du restaurant et ne goûteront jamais la cuisine du chef. Pour des raisons économiques, géographiques ou physiques. Comme celle qui fut et sera toujours ma première lectrice…

J’avais seize ans quand j’ai tenu ma toute première chronique bimensuelle dans un magazine japonais. C’était un guide de Paris, racontant l’histoire des monuments historiques. Notre-Dame, Quasimodo et Victor Hugo. L’Arc de Triomphe, Napoléon et ses généraux. Le Louvre et ses monarques dont le petit Louis XIV qui ne se remettra jamais de la Fronde. Un jour, la rédaction a reçu un courrier d’une lectrice qui me remerciait. « Ma mère est alitée et ne peut plus ni lire ni bouger. Quand je lui lis vos articles à haute voix, elle est heureuse car elle a l’impression de voyager à Paris. Je vous remercie de tout mon cœur de lui avoir permis de réaliser son rêve ». J’ai été profondément touchée par cette dame âgée et malade dont je n’ai jamais su le nom. Encore aujourd’hui, c’est à elle que je m’adresse quand j’écris.

Je l’imagine heureuse et souriante en écoutant sa fille lui lire l’histoire du premier chef japonais et asiatique triplement étoilé en France. J’espère qu’elle finira Kei III avec les saveurs de la cuisine du chef sur les lèvres.

Kei III par Kei Kobayashi, Chihiro Masui.
Photographies de Richard Haughton.
75€ Éditions Flammarion.

En vente au restaurant Kei, à la Librairie gourmande et dans toutes les bonnes librairies !