Le menu de Manon Fleury était inédit pour plusieurs raisons. D’abord, c’est bien la première fois que je parle des boissons avant même d’aborder la première bouchée. “Maïs, poivron doux, avec une pointe de piment végétarien pour apporter un tout petit peu de feu et de chaleur à la boisson, et aussi du tonus aux amuse-bouches” dit le sommelier barbu qui ressemble à un gentil fermier viking.
L’accord mets-sans alcool
Je ne sais pas du tout ce qu’est un piment végétarien mais c’est un rare privilège en France de rencontrer un sommelier qui prend un plaisir visible à concocter des boissons sans alcool. La réaction habituelle étant plutôt un regard en coin légèrement dédaigneux et complètement blasé devant la cliente qui ne boit même pas de vin..
La boisson est plus veloutée que désaltérante, suprenante avec son piment très tonique. Un peu comme une soupe glacée de maïs, pas sucrée mais épicée. Très bonne, je la bois avec plaisir. Et elle s’accorde bien avec les amuse-bouches.
Les amuse-bouches
Mais venons-en aux faits. L’entrée en matière – à manger, donc-, est un chouïa compliquée. Des petits plats tous servis ensemble dont un liquide rose sexy dans un verre à shot. Avec la “soupe de maïs glacée” dans un verre à pied et le verre d’eau, cela nous faisait trois verres sur la table, tous différents. Et autant d’assiettes. Confusant, comme disent les anglophones.
Mais qu’est-ce que c’est bon!
Et pourtant extrêmement répétitif. Tout tourne autour du maïs, de la tagète, du tomatillo et de la pomme. On détecte des influences de l’Astrance par-ci par-là, dans le concept du palet, l’usage osé du piment et dans cette fraicheur pointue, dessinée par une trame claire d’acidité fruitée, d’un dynamisme caractéristique de saveurs où l’on reconnait la signature de Pascal Barbot.
Répétitif, car il manque tout le royaume animal terrien et marin. Ça en fait du monde en moins! Mais jamais ennuyeux. Une prodigieuse variété de saveurs alors qu’elles ont toutes plus ou moins la même base. C’est très très fort de la part de Manon Fleury. Chapeau bas.
Sucré, salé, acidulé, sous la crème-mousse jaune épi se cache une brunoise de maïs et tomatillo croquante, le tout rafraichi par un piment qui s’assume, coiffé d’une noisette de kiwano avec sa douce sucrosité acidulée. De rares pétales de fleurs dans lesquelles les dents s’enfoncent doucement pendant une fraction de seconde avant d’attaquer toutes ces textures qui donnent des frissons.
Le tomatillo est un fruit-légume assez récent sur nos étals. Principal ingrédient de la salsa verde mexicaine, c’est en réalité une sorte de physalis, de couleur verte parfois violacée, presque péniblement croquante, d’une douce acidité.
Méfiance… saine ou pas saine?
Nous avons toujours tendance à ne pas prendre au sérieux les cuisiniers trop jeunes et trop médiatisés. Une saine méfiance des média fait que celui dont on parle trop alors qu’il est encore en culottes courtes ne nous inspire pas, sauf si ce même cuisinier a un CV de grandes maisons, deux étoiles au Michelin ou un bon positionnement dans The World’s 50 Best Restaurants et le Gault & Millau.
C’est normal, c’est humain, c’est comme être prêt à payer un sac Vuitton cent fois plus cher qu’un modèle H&M.
Ajoutez à cela un menu 100% végé… J’ai une (autre) saine méfiance du végétarianisme. Il y a un seul pays au monde où l’absence de protéine animale ne me pèse pas. C’est l’Inde, avec ses 5000 ans de cuisine végétarienne, berceau de l’hindouisme et du bouddhisme, où aujourd’hui encore on croise des jaïns dans la rue, qui balaient devant leurs pieds dans la rue pour éviter de tuer par mégarde un insecte invisible sur leur chemin (c’est assez curieux à voir mais respect pour ce jusqu’au-boutisme). L’Inde a eu plusieurs millénaires pour parfaire sa culture culinaire. Le résultat est impressionant et totalement méconnu en dehors du pays.
Le shôjin-ryôrin, la cuisine bouddhique des moines japonais (shôjin=grosso modo dharma + ryôri=cuisine) certes intellectuellement et gustativement intéressant, me laisse toujours avec d’irreprésibles envies de ramen au porc en dessert. Et celui, chinois, où tout est “mock” – mock duck, mock fish, mock pork -, m’est incompréhensible: pourquoi manger des substituts imitant à la perfection la forme du porc, bœuf, poisson et canard, qui ont tous le même goût car faits de soja, alors que le principe même est de ne pas manger d’animaux? Comme les propositions véganes en France: le jambon végan et le Joie Gras. Le concept de manger de la fausse viande pour éviter de tuer cette viande me rend perplexe.
Les entrées
La première entrée est très colorée. Il fait sombre la nuit dans ce Perchoir à Ménilmontant. Les couleurs sont malheureusement faussées et effacées sur mes photos. Mais croyez-moi, ce plat est vif, gai, joyeux, dans les tons des motifs Kenzo à fleurs, des roses aux côtés des oranges aux côtés des rouges et des feuilles bien vertes. Des pépins – est-ce du sarrasin?
Un parfum torréfié qui croque gentiment sous la dent. Une petite tomate parfaitement mondée, douce comme un cœur, un bout de pêche de vigne qui se cache sous le feuillage, et un jus, comme une eau. Du “thé de tomate au kombu” me dit-on. L’umamiTerme japonais signifiant littéralement la "saveur de ce qui est... de la tomate versus l’umamiTerme japonais signifiant littéralement la "saveur de ce qui est... de l’algue. Deux aliments connus pour leur taux élevé de glutamate naturel. Alors oui, ça gratouille agréablement la bouche et l’on pourrait se tromper et croire que c’est sucré – euh non, salé? Ni l’un ni l’autre. Ce plat à l’apparence si inoffensive est en réalité une vraie bombe d’umamiTerme japonais signifiant littéralement la "saveur de ce qui est... glutamique. C’est extrêmement bon et beaucoup trop petit! À servir dans un seau, la prochaine fois, s’il vous plait.
Pour l’accord, une très jolie boisson rouge luminescente. “Décoction de feuilles et tiges de betterave, infusion du fruit de la betterave, allongée avec une eau de tomate infusée aux feuilles de verveine. Afin de réhausser les notes terreuses du plat, jouer avec l’intention acidulée de la recette et faire écho également des notes marines du plat” dit le sommelier.
La deuxième entrée est très tassée. Une grande assiette classique avec un petit tas au milieu. Toujours ces couleurs automnales de violet et fuschia. On reconnait facilement l’aubergine cuite et la figue crue par son étrange anatomie. Au nez, l’accent frais de la feuille de shiso pourpre et beaucoup de suavité un peu sauvage avec une huile-sauce faite de peaux de figues et d’huile.
On n’y aurait jamais pensé sans la cheffe – mais l’aubergine et la figue se ressemblent, n’est-ce pas? Toutes deux étranges, molles au point du fondant quand elles sont chaudes, avec des sortes de pépins qui grattent un peu mais offrent surtout un accent dans une texture autrement trop tendre. Il y a beaucoup de goût dans ce plat – n’y aurait-il pas un peu de sauce soja, quelques gouttes de bouillon animal? Aurait-on imaginé que la concentration de l’aubergine et de la figue suffirait pour créer autant de goût?
L’essai
Un plat qui apparemment n’était pas prévu… des haricots noirs dans une assiette, un peu de zeste râpé pour rafraichir. Il y a trente ans, on se serait offusqué, peut-être. Pas aujourd’hui. “Ils étaient tellement beaux…” nous dira la cheffe après le repas.
Oui, ils étaient beaux. Reluisants de noir aux teintes chaudes, légèrement résistants sous la dent. Un petit putt! imaginaire résonne dans la tête quand le haricot s’écrase sous la pression du palais, relâchant sa crème un soupçon farineuse. Je ne sais plus ce qu’était la mousse-crème-sauce blanchâtre qui était dessous. Je me souviens seulement d’une texture un peu collante, presque filante, comme un reblochon très fait, infiniment crémeuse et enveloppante, en parfaite complémentarité avec le haricot. Un plat terriblement charmant dont on se demande spontanément: “Est-ce ainsi qu’ils mangeaient au Moyen-âge, quand tout était haricot et le blé était cher?” Sans le zeste d’agrume qui était encore plus rare.
Les plats
J’avoue être d’une banalité cuisante. J’ai adoré ce plat. C’est le plat signature de Manon Fleury, celui que les clients demandent et redemandent. Je l’ai aimé sans connaitre sa popularité. Dès la première cuillerée, j’étais totalement in love.
Que dire d’un simple plat de riz, moelleux et tendre comme un congee du matin? La texture a éveillé en moi des souvenirs de petits-déjeuners à Hong-Kong, vues sur la baie à travers les vitres embrumées par l’humidité de la mousson. D’autres encore, de mon enfance, quand ma mère m’obligeait à manger un congee, réputé bon pour les bobos digestifs – même quand j’étais enrhumée.
Le congee est la soupe de riz commune à toute l’Asie. En Chine, il est très goûtu, au bouillon de poule, accompagné de maints condiments. Au Japon, il est fadasse, car composé de riz cuit dans beaucoup d’eau et une pincée de sel. Au Vietnam, il est aussi au poulet, avec souvent du blanc effiloché, gingembre, ciboulette, coriandre.
Mais ce riz de Manon Fleury! Il est plus conséquent qu’un congee asiatique, car il contient des borlottis, aliment confort par excellence, avec leur léger croquant moins “mou” que le riz. Sur cette surface de riz fondant ponctué de haricots, flotte une sorte de gelée très liquide. Un bouillon végétal plein d’umamiTerme japonais signifiant littéralement la "saveur de ce qui est..., épaissi au kuzuLe kuzu ou kudzu est une plante (Pueraria lobata subsp. lobata) dont...? J’en suis presque certaine, car rien ne donne cette texture à la fois fine et longue en bouche, délicieusement aqueuse tout en étant imperceptiblement solide, que le kuzuLe kuzu ou kudzu est une plante (Pueraria lobata subsp. lobata) dont.... Des pétales d’oignons, pimpants mais doux, fibreux mais moelleux. Un parfum de livèche – huile, me dit-on – qui donne aussi du gras, car il en faut, pour la rondeur et la gourmandise.
Ah ce riz! Infiniment gourmand, totalement végétal, probablement très sain aussi de corps et d’esprit. On se régale tout en se sentant bien, tonifié, allégé, vertueux et très très hédoniste malgré tout. Ne vous fiez pas à l’air innocent si mignon de la jeune cheffe – un.e cuisinier.e qui est capable de provoquer un tel paradoxe est capable de tout ce que la terre et la vie peuvent lui offrir.
Le deuxième plat était une tarte de courges et courgettes, joliment accompagnée d’un condiment doré au parfum chaud. Sur le côté, une agréable salade de courges crues, littéralement belle comme une fleur.
Les desserts
Après mes envolées lyriques et surtout longues ci-dessus, je ne vais pas m’attarder sur les desserts. Ceux-ci étaient très agréables, dans le même esprit végétal, frais, vif, avec une trame de douceur et tendresse jamais insipide pour autant.
J’ai bien aimé les mignardises, pour une fois ni sucrées ni chocolatées.
Les accords avec les desserts étaient inattendus.
Manon Fleury et son équipe sont en résidence jusqu’à mi-décembre au Perchoir Ménilmontant. Le menu végétarien de cette semaine ne devait pas durer, car la “semaine prochaine, j’aurai des St-Jacques auxquelles je ne pourrai pas résister!” disait-elle. Ce magnifique menu 100% végé perdra-t-il sa spiritualité s’il s’embrouille avec des protéines animales? Et le sommelier sera-t-il aussi intéressant avec de l’alcool, cette fois? Affaire à suivre.
Manon Fleury au Perchoir Ménilmontant
14 rue Crespin du Gast
75011 Paris