Rogue et laitance de mulet cabot, poire et kaki, sauce yuzu.

Myoujyaku. Perfection limpide.

Première partie.

Cela faisait très longtemps que je n’avais pas vécu cette sensation, comme si mon esprit était lavé de ses maux, purifié. Les cinq sens à la fois aiguisés, à fleur de peau, mais aussi apaisés. Un bien-être comme dans un nuage de pureté limpide, dedans, dehors, tout autour. Comme quand on boit un verre d’eau parfait. 

Ou après une rencontre avec une cuisine japonaise dans sa plus pure expression.

Lumière dans la rue.

Le restaurant Myoujyaku affiche la discrétion exemplaire d’un établissement de luxe. Il se trouve dans une petite rue discrète, elle aussi, dans le quartier huppé d’Azabu Juban. Une petite lumière avec seulement deux caractères : 明寂 Myo-jaku pour « myô » la clarté, et « jaku » qui est l’autre lecture de l’idéogramme « sabi ». Un mot impossible à traduire, que l’on retrouve dans « wabi-sabi », ce concept japonais devenu à la mode en Occident depuis quelques années, qui exprime la sobriété, le calme, le vieillissement et l’acceptation de la futilité de l’humain.

La porte d’entrée.

Le chef, Hidetoshi Nakamura, a ouvert ce lieu en avril, et a aussitôt été récompensé de deux étoiles au Michelin de Tokyo. Autant dire qu’une ascension aussi fulgurante a mis ce restaurant apparu de nulle part sur le devant de la scène ultra-compétitive et internationale de la mégalopole. Le chef se dit dérouté et mal préparé devant ce tsunami soudain de demandes de réservations. En date du 28 décembre, le restaurant affichait complet jusque fin mars.

Le luxe japonais

L’intérieur est typique des restaurants japonais huppés de kaïseki ou kappô. Résolument épuré et tout en hinoki, le cyprès du Japon, le bois le plus prisé pour son toucher tendre comme légèrement velouté, sa couleur claire presque blanche et son parfum discret mais doux. Huit couverts au comptoir, deux salons privés de quatre couverts chacun (actuellement fermés par manque de personnel). Deux services, uniquement le soir.

Chef Hidetoshi Nakamura

Contrairement à la cuisine kaïseki de Kyoto, ici elle revendique ses racines tokyoïtes. Débarrassée des fioritures habituelles, elle est sobre et directe tout en étant d’une finesse et d’une délicatesse rares. Chaque parfum, chaque saveur, est absolument maîtrisé, incisif et d’une précision à couper le souffle. On parle souvent de l’épure japonais, de la soustraction japonaise versus l’addition occidentale. J’ai toujours trouvé cette idée trompeuse, car la cuisine de luxe au Japon est tout aussi théâtrale que partout ailleurs mais dans une sorte de fausse simplicité. Quand elle n’est pas carrément fleurie, certes de feuilles mortes et non de dorures.

Mais pas ici. J’ai retrouvé la saveur épurée jusqu’à l’essence unique de chaque bouchée. Des saveurs presque douloureusement pointues tant elles pénètrent dans la conscience du goût, d’un Chihana ou d’un Maruumé d’antan. Dans un style parfaitement contemporain, sans concession vers les nouveaux produits comme le foie gras et le caviar, trop gras, trop forts pour cette cuisine si fine.

Ichiban-dashi

Si vous connaissez la cuisine japonaise, vous saurez que l’ichi-ban-dashi, qui se traduit littéralement en « premier dashi », est le bouillon de base de la gastronomie japonaise, à l’instar du fond de veau ou du bouillon de volaille français. Généralement réservé aux restaurants gastronomiques, il est un ingrédient primordial, bien que fait uniquement d’eau, d’algue kombu et de katsuobushi (bonite séchée). Il doit être parfaitement limpide et transparent, tout en renfermant un concentré d’umami.

* J’en profite pour répéter ici la définition de l’umami, qui se traduit par « savoureux » ou « sapide » en français. L’umami est un mot japonais courant, qui désigne une saveur composée d’acides aminés naturellement présents dans les aliments dont les principaux sont le glutamate, en grandes quantités dans l’algue kombu, l’inosinate que l’on trouve dans le katsuobushi, et le guanylate du shiitaké séché.

Un plat que le chef a nommé “ichiban-dashi”.

Ce plat que le chef nomme son « premier dashi » est fait uniquement avec trois ingrédients : shiitaké, eau et sel. Le shiitaké d’Aïchi donne un bouillon empli d’un umami fort mais extrêmement fin. L’eau vient d’un puits de brasseur de saké. Car une eau très pure est l’ingrédient primordial du saké (contrairement au vin pour qui c’est le raisin). Elle en détermine la qualité. Enfin, le sel, très doux, qui vient de la mer intérieure de Setouchi.

Cela frôle le fade sans jamais ennuyer le palais. La texture du shiitaké cuit à perfection, ferme sous la dent, juteux de son bouillon, est absolument exquise. Il faut boire le bouillon froid jusqu’à la dernière goutte, directement au bol (une tasse, plutôt) pour jouir de l’umami végétal pur.

Genpei-aé

Gen-pei tient son nom de l’histoire de Genji et de Heike, qui raconte une guerre entre clans d’une même famille, arborant les couleurs du rouge et du blanc. Un plat gen-pei est ainsi composé de deux éléments d’un même produit : ici, la rogue et la laitance de mulet cabot. La rogue, d’habitude transformée en poutargue « était tellement belle que je l’ai utilisée crue », dit le chef. Sa couleur orangée est posée en quinconce contre la laitance blanche et crémeuse. Derrière, deux parallélépipèdes juteux et frais : l’un, du kaki, orangé aussi, l’autre, de la poire, blanche aussi. Dessus, enfin, un coulis jaune profond fait de tout le fruit de yuzu : zeste, albédo et pulpe.

Rogue et laitance de mulet cabot, poire et kaki, sauce yuzu.

Tsukuri ou sashimi

Le sashimi est une grosse crevette « pattes rouges » blanchie et coupée en morceaux épais pour mettre en valeur le croquant de la chair. Des tranches assez épaisses, entaillées, de daurade crue débarrassée de son eau et deux triangles de peau de daurade raidie (probablement en yubiki, une technique qui consiste à verser de l’eau bouillante sur un produit protégé par un sarashi, torchon fin en coton tissé serré).

Tsukuri ou sashimi.

À déguster avec les condiments :

À gauche, une sauce de soja et de corail de crevette.

À droite, une eau de daurade au sel. Celle-ci est une réduction du dashi de têtes et parures de daurade, obtenue par une cuisson vapeur suivie d’une nuit de repos pour faire précipiter les matières solides. On recueille ensuite uniquement le liquide en surface, pour un résultat parfaitement limpide.

Dans l’assiette, une poudre faite d’un mélange de sauce soja et daurade, et du wasabi frais râpé.

Condiments du sashimi.

Sumashi

Un bol noir laqué, classique, que l’on découvre pour découvrir un bouillon clair. Le menu suit la chronologie classique d’un menu kaiseki, avec une soupe claire et chaude qui intervient après les plats froids. Sawani-wan ou soupe du chasseur, avec daikon, poireau, chrysanthème, champignon enoki et riz sauvage de Mandchourie (que l’on appelle champignon mako en japonais). En fine julienne pour un croquant fin, dans un bouillon limpide d’ours. Satisfaction et réconfort, le corps et l’âme réchauffés.

*L’ours noir d’Asie est classée espèce vulnérable à l’UICN.

Sumashi.

Sériole et daikon râpé.

D’une simplicité déroutante au premier abord. Mais quelle bonheur ! La sériole est un poisson gras dont la graisse est beaucoup plus raffinée et dépourvue de l’odeur poissonneuse de celle du saumon. Ici la peau a été fumée au foin puis brulée jusqu’à devenir croustillante-craquante au binchotan. Le daikon rapé a été re-mélangé dans son jus réduit. Cela accentue l’étonnante sucrosité naturelle du daikon que l’on ne trouve qu’au Japon. Un jus de citron salé épaissi au kuzu et une pincée de piment doux sur le daikon en assaisonnement.

Le morceau est pré-découpé en quatre pour faciliter la dégustation avec des baguettes. Le croustillant presque dur de la peau est délicieux avec son léger goût fumé. Tout de suite en dessous, le gras, fondant et goûteux. Puis la chair, progressivement moins grasse au fur et à mesure que l’on s’éloigne de la peau, fine, délicate, juteuse, ferme avec un sel absolument parfait.

Sériole et daikon.

Le navet

Le bol “navet”.

Navet vapeur à la mode de Tôji, d’après le temple du même nom de Kyoto. Le bol est lui-même un navet… cette vaisselle japonaise, autant d’allégories de la nature ! Le temple de Tôji et son quartier sont connus pour le yuba (peau de lait de soja).

De haut en bas : yuba, ebi-imo et surinagashi de navet. Le yuba frais est un délice de Kyoto, une protéine précieuse du shojin-ryori, la cuisine des moins bouddhistes. On prélève la peau du lait de soja, qui se forme de la même manière que la peau du lait de vache. Fraiche, elle peut être consommée crue. Un mets prisé typiquement kyotoïte. Sinon, elle est séchée, utilisée aussi bien dans la cuisine japonaise que chinoise.

L’ebi-imo est un cousin du taro, beaucoup plus petit, ferme et fin. Au fond du bol, le surinagashi, une technique qui consiste à râper un légume et le mélanger avec un dashi pour former une sorte de coulis. Ce plat est chaud sans être brûlant, d’une incroyable douceur, avec les textures du yuba, très très légèrement rebondissant sous la dent, de l’ebi-imo, ferme sous la dent puis fondant en bouche, du surinagashi, presque comme un coulis tiède mais où la langue décèle de fines fibres douces. Douceur des saveurs, totalement shojin (végétarien), presque fades, presque sucrées, hydratantes et chaleureuses, répondant aux besoin d’un corps refroidi et asséché en hiver.

Sushi maki de soie

Qu’est-ce donc qu’un maki de soie ? Le riz vinaigré de sushi est posé sur des bandes blanches. Du kinshi-tamago d’œufs blancs, nous explique le chef. Le kinshi-tamago est une sorte d’omelette sucrée-salée, homogène et fine, que l’on utilise souvent détaillée en julienne pour décorer un plat. Pourquoi est-elle si blanche ? Est-ce uniquement du blanc ? Non, dit le chef, il y a aussi du jaune, pour le goût. Mais ce sont des œufs de poules nourries d’aliments blancs. L’alimentation des poules se reflétent directement dans la couleur des œufs.

Sur le riz, la tête et la queue du poisson, frites. Dessus, le chef pose la chair qui vient d’être grillée sur le binchotan en cuisine (on apprécie les cuissons au charbon qui ne sont pas faites au comptoir). Puis chacun doit rabattre la bande plus fine et rouler la grande pour former un rouleau.

Le poisson est un Chlorophthalmus albatrossis, dont je ne trouve aucun nom français. Un petit poisson à la chair blanche, molle et très délicate. Le filet est déarêté sans être séparé, donnant une petite épaisseur juteuse à ce poisson sans gras. Le croustillant de la friture est exquis. La chaleur du filet qui s’élève en bouche quand on mord dans le rouleau, grisante.

Fin de la première partie du menu. La suite : croquette de crabe, daikon rouge en « trois cercles » , le mérou longues dents grillé et son bulbe de lys fourré, soba maison au sel de daurade, wagyu mijoté au dashi de pétoncles, persil japonais à feuilles plates, le riz merveilleux avec tous ses condiments (poutargue crue, poissons de gel, caviar de la terre et pétoncles séchés), donburi, soupe miso et desserts. Semaine prochaine, encore plus de choses à découvrir que dans cette première partie !

Myoujyaku
Nishiazabu 3-2-34-B1F
Minato-ku,Tokyo
myoujyaku.com