Deuxième partie de ce long menu tout en wagyu. Le challenge continue pour le chef mais la partie est perdue d’avance. Pour le bœuf en tout cas.
(voir la première partie ici)
Lorsque le prochain plat est arrivé, il y eut une sorte de soulagement. Enfin ! Le chef a travaillé ce wagyu de Joshu de façon plus “traditionnelle”… comme un “steak”. Le gras intense du wagyu demande à être salé, plus qu’un bœuf lambda. Cela le “dégraisse” un peu, ou rend la graisse plus “digeste” en bouche. Est-ce parce que nous sommes habitués à la graisse bien salée, comme dans la charcuterie ? Ou est-ce un caractère inhérent à toutes les viandes grasses ? Un magret de canard, par exemple, supporterait-il de ne pas être salé ?
Un chef japonais parisien m’avait un jour servi un wagyu cuit sur un gril à 120°C au four avec une cloche, pour que le gras puisse s’échapper. Une cuisson en quelque sorte “vapeur” pour dégraisser la viande. C’était un des meilleurs wagyu “en steak” que j’avais mangé de ma vie. Il nous avait expliqué qu’il fallait bien saler. Mais on peut se demander –pourquoi payer des sommes fabuleuses pour ce qui est pratiquement un gros bout de gras que l’on veut coûte que coûte dégraisser ?
Contrairement à ce que l’on pense, le gras ne rend pas la viande plus tendre. Il donne une impression de tendreté, mais ses fibres sont bien présentes. C’est pourquoi il faut couper cette viande dans le sens contraire de la fibre, afin de couper ces fibres, qui, sinon, accrochent fortement sous la dent. Une viande très persillée demande une certaine maturation pour s’attendrir (exactement comme la ventrèche de thon du sushi).
C’est ce que le chef a constaté et nous a expliqué après le repas. Le faux-filet qui nous a été servi était effectivement coupé dans le sens contraire à la fibre, à l’épaisseur parfaite pour donner juteux et croustillant. La cuisson était rosée, parfaite.
Sur le côté, en accompagnement, un petit gâteau de topinambour et truffe, coiffé de quelques fines lamelles de truffe. Et sur le côté de celui-ci, un petit bout viande légèrement plus grasse : simplement la partie moins belle du faux-filet, nous expliquera le chef à la fin du repas.
Mais ce qui a vraiment distingué ce plat de tous les autres, c’est la sauce… Une sauce périgourdine (à l’origine “sauce Périgueux”, il s’agit d’une sauce de couleur brune dont les variantes sont nombreuses mais qui doit toujours contenir de la truffe), plus légère et moderne que la version traditionnelle mais tout aussi goûteuse. Nappante à souhait, veloutée, voluptueuse en bouche, capiteuse sans lourdeur. Elle contenait une bonne quantité de dès de truffe, de la taille du bout d’un petit doigt. Bien que la truffe noire cette année soit singulièrement dépourvue de parfum (l’effet néfaste d’un automne trop sec ?), elle a fait son effet grâce à cette générosité qui donnait sa mâche croquante à une sauce très lisse, ajoutant au passage un peu de son parfum terreux si caractéristique.
Lorsque j’ai demandé une “repasse” de sauce, on me la servit avec des morceaux de truffe. Certes fades pour de la truffe mûre pourtant à point, mais un délice à croquer avec les doigts en même temps que la sauce et la viande.
Une mini-lasagne farcie au hachis de parures de wagyu, recouverte elle aussi de cette merveilleuse sauce.
Les desserts
Les desserts sont toujours compliqués, au Taillevent. Cette grande maison parisienne, ouverte en 1946 par André Vrinat, a emménagé en 1950 dans ses locaux actuels, l’ancien hôtel particulier du duc de Morny construit en 1852. Au sommet de sa gloire sous l’ancien propriétaire Jean-Claude Vrinat, fils d’André, le restaurant obtint trois étoiles au guide Michelin en 1973. À l’instar de Claude Terrail de la Tour d’argent, Jean-Claude Vrinat fut l’un des grands restaurateurs d’une époque où l’on connaissait mieux les noms des restaurateurs que ceux des chefs. Après une période mouvementée, le restaurant semble avoir trouvé une figure de proue en la personne du chef Giuliano Sperandio, en poste depuis septembre 2021.
Mais il y a des signatures du Taillevent auxquelles aucun chef ne peut déroger. Parmi celles-ci figurent les crêpes Suzette, flambées au guéridon. Il est alors difficile de venir ici sans les déguster, d’autant qu’elles se font rares de nos jours où les cuisiniers sont mis en avant au détriment du personnel de salle.
Mais c’est un peu dommage quand même… Car si les crêpes sont évidemment faites par les pâtissiers en cuisine, et si elles sont flambées dans les règles de l’art par le maître d’hôtel, leur classicisme – que personnellement, j’adore !–, ne nous permet pas de jouir pleinement de la créativité de la pâtisserie.
Ici, elle est assurée par Émilie Couturier, qui a choisi ce jour d’accompagner les crêpes Suzette par une petite assiette creuse de “crème légère et praliné à la pistache”, recouverts d’une tuile tendre estampillé du “T” de la maison, une glace au lait cru et fleur d’oranger, et enfin, par une gelée de mangue.
Chaque “accompagnement” du dessert principal est conçu pour donner un jeu de sensations différentes – de la fraicheur fruitée de la gelée, celle plus frissonnante mais aussi plus ronde de la glace aux parfums nostalgiques, de la tendreté sucrée de la crème que vient bousculer les pistaches entières – mais l’on reste un peu sur sa faim. Comme si on était venu à une foire pour ne découvrir que deux manèges qui tournent.
Il faudrait retourner au Taillevent pour faire l’expérience de la palette plus large que l’on devine pourrait être offerte ici.
L’accord avec le vin, s’il n’était pas d’une folle originalité, était rassurant, excellent, élégant, exquis.
Le wagyu
Mais l’on pourrait dire la même chose de la cuisine salée… Cet exercice sur le wagyu était-il concluant ? À mon avis, oui. Car il ne m’a donné envie que d’une chose: revenir ici pour goûter les mêmes plats réalisés avec du bœuf autre – français, espagnol, suisse –, qu’importe la provenance si la viande est réellement rouge. Maturée ou non, mais d’une bête plus plus âgée que les trois ans quasi-règlementaires du wagyu japonais. Et non rose pâle très persillée de blanc, ce signe ostentatoire de gras, mais avec des contrastes larges et nets de gras blanc versus le muscle bien rouge qui a un peu travaillé quand même.
Est-ce la cuisine française qui refuse obstinément de s’adapter au bœuf du Japon ? Ou est-ce ce bœuf pourtant si travaillé, si onéreux et si prisé, qui finalement n’est bon qu’en tranches très fines trempées rapidement dans un dashi ?